[Spécial 4 Avril] 1/4 Armée-Nation : Les défis autour d’un concept
Autrefois en vogue, le couple armée-nation fait face aujourd’hui à un certain nombre de défis politiques et sécuritaires (crises électorales, terrorisme…) qui le fragilisent et l’oblige à se réinventer.
Lors de l’accession du Sénégal à l’indépendance, la jeune nation avait besoin d’asseoir la légitimité de son armée. Ainsi, à côté de sa principale mission de défense, la grande muette s’est vu confier d’autres tâches relatives à la citoyenneté, les travaux publics, la santé… D’où le concept armée-nation, c’est-à-dire une armée à laquelle s’identifie toute une nation. Mais aujourd’hui, les armées ouest africaines dont celle du Sénégal sont plus que jamais mises au défis par des crises politiques ainsi que le terrorisme et les rébellions.
En fait, après des décennies de domination, les Etats africains nouvellement indépendants avaient besoin de mettre en place une nation seule et unique. Il fallait donc avant tout défendre son territoire, surtout que les frontières imaginaires laissées par le colon ne sont pas bien tracées. L’armée était donc une nécessité vitale. L’éclatement de la confédération du Mali ainsi que des guerres entre pays voisins en sont une parfaite illustration.
Dans les pays stables comme le Sénégal, l’armée pouvait bien perçue, même si les autorités avaient jugé nécessaire polir davantage son image pour mieux asseoir sa légitimité. « Il s’agissait pour les Armées d’apporter une assistance technique et humanitaire à une population qui ne voyait dans les « hommes de tenues » des forces coloniales qu’un instrument de coercition au service d’une autorité oppressive », souligne le Général de brigade aérienne, Ousmane Kane, lors d’une communication sur ce thème en mai 2022.
Les propositions du général Ousmane Kane
Cependant, d’après l’ancien chef d’Etat major de l’armée de l’air, le concept avait déjà ses limites à l’époque. D’abord, parce qu’il exclut les autres forces de sécurité comme la gendarmerie, la police, la douane… Ensuite, « même au sein des Armées, le concept n’engageait que les unités ou services disposant de capacités à double usage civilo-militaire (Génie, Santé, logistique de transport aérien, naval ou terrestre…) ». Deux choses qui rendaient le champ d’application assez restreint et l’efficacité sur le terrain peu évidente.
L’autre point important était que ce concept s’applique plus en temps de paix et de stabilité. Or, le Sénégal est aujourd’hui dans un contexte sécuritaire assez particulier lié au terrorisme dans la sous-région, les pays frontaliers notamment. Il est donc impératif de redéfinir le concept.
Le général Ousmane Kane propose ainsi trois solutions. Le premier est la création d’un corps de réservistes censé être ‘’un élément de jonction’’ entre l’armée et la nation. Il serait ainsi composé d’agents de la fonction publique et d’honnêtes citoyens répartis dans les 46 départements du pays. Ces citoyens instruits, sensibilisés, capables de détecter les menaces seront ainsi invisibles par l’ennemi et en contact direct avec la population. Ce qui lui permet de mettre en échec les stratégies des malfaiteurs.
La deuxième solution est la généralisation du service militaire. Le général propose un programme de formation militaire destiné à la jeunesse, principale cible de la propagande extrémiste. Une mission à confier aux ministères de l’éducation et de la formation. « Elle devrait cibler l’enseignement public et privé, secondaire et supérieur et s’intégrer comme discipline obligatoire… », suggère Kane. Pour ce faire, ajoute-t-il, des militaires seraient ainsi détachés pour assurer l’encadrement.
Gouvernement, hiérarchie militaire et soldats de rang
Et c’est justement au sein de cette population qu’il faut recruter les futurs volontaires. Ces jeunes-là constitueront, selon lui, ‘’une réserve militaire ou de défense civile’’. Il suffira juste de les organiser en unités et de mettre à jour régulièrement le dispositif pour éviter des tâtonnements en situation d’urgence. Le Sénégal passerait ainsi de ‘’armée-nation’’ à ‘’nation-armée’’.
La dernière proposition est l’ouverture au monde scientifique et universitaire pour des recherches communes dans la cybersécurité, la robotique, la zootechnique… Le général propose également l’introduction de militaires dans les firmes étrangères contrôlant des secteurs névralgiques comme l’eau et les télécommunications.
Cependant, si un tel dispositif de prévention peut aider à faire face au terrorisme ou à la rébellion, il n’est pas sûr qu’il soit efficace face à des troubles politiques. Or, les tensions électorales sont aussi un autre défi au concept armée-nation.
En effet, comme le souligne Yves Lacostes dans un article sur le rapport entre armée et nation, « les cadres de l’armée n’ont pas obligatoirement, sur les questions stratégiques ou celles ‘’de société’’, le même point de vue que celui du gouvernement, ni que celui des ‘’hommes du rang’’ qui doivent obéir ».
Armée, coup d’Etat, dictature militaire…
D’où un conflit potentiel d’une part entre l’armée et l’Exécutif (Mali, Guinée), d’autre part au sein de l’armée entre hiérarchie et militaires de rang (Burkina et Bissau). Dans les différents cas, le peuple choisit toujours son camp. Au Mali par exemple, l’intervention du colonel Assimi Goïta a renforcé le sentiment d’appartenance à la nation. Les militaires ont été perçus par le peuple comme des libérateurs. Ce qui renforce la confiance entre l’armée et la nation.
Au Soudan par contre, le général Abdel Fattah al-Burhan et ses hommes sont considérés comme des impérialistes ayant confisqué la légitimité populaire. Au-delà du Soudan, le monde connaît d’ailleurs beaucoup de dictatures militaires. Une situation qui met en mal le concept d’armée-nation.
En outre, lorsque l’armée est minée de l’intérieur, la situation peut être encore plus délicate, car la nation est divisée. « Ce fut le cas durant la guerre de Sécession aux États-Unis ou de la guerre civile espagnole en 1936-1939 » où chacune des fractions est soutenue par une partie de la population. La crise ivoirienne entre 2003 et 2011 en est une parfaite illustration.
Aujourd’hui, le Sénégal vit des moments de vives tensions. L’administration est fortement politisée, et cette politisation à outrance gagne d’autres secteurs comme la justice. L’armée a donc besoin plus que jamais de trouver les bonnes réponses face aux crises multiples qui l’interpellent.