[Parlons foot avec…] Fary Ndao : “Le rejet que suscite Aliou Cissé dépasse le cadre du jeu. Nous avons un dédain pour le « Made in Senegal »”
Fary Ndao, ingénieur dans le secteur de l’énergie, auteur de « L’or noir du Sénégal« , co-auteur de « Politisez-vous! », est un grand passionné de football. Dans cet entretien, il est question de l’équipe nationale du Sénégal, mais surtout de l’entraîneur Aliou Cissé, qu’il défend régulièrement.
Pour commencer, le Sénégal s’est qualifié pour la seconde fois de son histoire pour les huitièmes de finale de la coupe du monde. En l’absence de Sadio Mané vous attendiez-vous à cette performance ?
Cette qualification est magnifique en raison de son côté homérique : perdre au premier match, et devoir gagner deux matchs de suite, dont un au forceps, lui donne une saveur particulière. Il est vrai que le forfait de Mané nous a privés de notre joueur le plus décisif, et diminuait nos chances de qualification mais d’autres individualités se sont hissées à la hauteur de l’évènement pour compenser son absence et marquer. Je ne dirais pas que je suis surpris mais plutôt soulagé et heureux.
“Les critiques envers Cissé et l’absence de beau jeu sont également injustifiées car une bonne animation offensive est avant tout basée sur la technique individuelle des joueurs et ensuite sur les automatismes qu’ils ont pu développer ensemble. Or au Sénégal, la technique individuelle de nos joueurs n’est pas forcément fine”
Il y a un point commun entre 2002 et 2022, Aliou Cissé. Après le premier match (défaite 2–0) contre les Pays-Bas, il a de nouveau été fortement critiqué. Vous l’avez défendu sur Twitter. Le trouvez-vous injustement critiqué ?3A//www.seneweb.com&dtd=62
Il y a tant à dire sur Aliou Cissé, ses choix tactiques, ses hommes de base en qui il a une confiance inébranlable et qui le lui rendent bien, je pense notamment à Gana Guèye. Les critiques à son égard sont toutes relatives au jeu collectivement peu abouti, comparé à d’autres équipes, proposé par l’équipe nationale sous sa direction. Ces critiques sont pour moi doublement injustifiées : d’abord, parce que le but du beau jeu, y compris pour Guardiola ou Hansi Flick qui sont des maîtres en la matière, c’est de maîtriser son sujet pour gagner. Or Cissé gagne très souvent. Aucun entraîneur dans notre histoire ne peut se targuer d’avoir son bilan. Il a donc prouvé que son choix basé sur la solidité défensive marchait. Un peu comme Diego Simeone à L’Atletico Madrid durant la décennie 2010-2020. Ces critiques envers Cissé et l’absence de beau jeu sont également injustifiées car une bonne animation offensive est avant tout basée sur la technique individuelle des joueurs et ensuite sur les automatismes qu’ils ont pu développer ensemble. Or au Sénégal, la technique individuelle de nos joueurs n’est pas forcément fine. Famara Diedhiou, Kouyaté, Pape Abou Cissé, Sabaly et même Ismaïla Sarr ne sont pas des joueurs ayant une grande finesse technique malgré leur autres immenses qualités, notamment leur discipline tactique et leur capacité à répéter les efforts. D’où l’apport décisif des binationaux, même si je n’apprécie pas trop ce terme car il crée des classes entre compatriotes , qui apportent une certaine maîtrise technique. On le voit avec le phénomène Iliman Ndiaye, formé en France et la qualité de centre de Jakobs, formé en Allemagne. Paradoxalement c’est également cette hétérogénéité de profils (binationaux, joueurs issus des Navétanes ou des centres de formation locaux comme Diambars, Génération Foot) qui crée une « dissonance technique » entre les joueurs et rend difficile l’adoption d’automatismes. Nos joueurs n’ont pas, pour ainsi dire, la même culture footballistique. Certains sont instinctifs, d’autres sont plus académiques, ceux ci ont fait leurs armes sur nos terrains vagues cabossés, d’autres ont joué sur du gazon depuis leur plus jeune âge. Il est difficile, dans de telles conditions, de créer du jeu. Luis Enrique, pour faciliter la fluidité du jeu de la sélection espagnole, privilégie des joueurs formés au Barça ou ayant un profil « Barça compatible ». C’est pourquoi il préfère associer les jeunes Pedri et Gavi à Busquets, tous joueurs du Barça, plutôt que de faire jouer Busquets avec Koke, le madrilène, qui est pourtant un excellent joueur.
En améliorant la disponibilité de surfaces gazonnées lisses en petite catégorie et en renforçant le rôle de la Direction Technique Nationale (DTN) dans la formation des clubs et autres centres de formation, comme en Allemagne après 1998, nous aurons mécaniquement des joueurs ayant une bien meilleure technique et donc un jeu plus fluide. C’est un travail de longue haleine.
“N’importe quel autre coach qui aurait qualifié le Sénégal deux fois de suite au Mondial et dans deux finales de CAN, dont une victorieuse, aurait sans doute récolté plus de respect qu’Aliou Cissé”
Jamais un sélectionneur national n’a obtenu des résultats aussi probants que Cissé, vous l’avez dit. Et pourtant, il ne récolte que très peu de crédit.Lors de ce mondial, il a pris des options tactiques gagnantes. Toutefois, jamais les spécialistes locaux de foot ne louent son sens tactique, c’est comme s’il était un intermittent du spectacle, sauf bien sûr quand on perd où tout lui retombe dessus. Qu’est-ce qui explique ce phénomène ?
Au Sénégal, nous avons une appétence marquée pour la théorie et l’hypothétique. Nous sommes souvent dans le « il faudrait que » « Oui mais nous aurions pu » etc. Cissé tranche vraiment avec cette vision idéaliste et idéalisée du football. Ce n’est pas romantique si je puis dire. Il ne semble pas avoir d’idéal dans la manière de parvenir à ses fins. Regardez par exemple sa grande flexibilité tactique sur ce premier tour du Mondial. 4-3-3 contre les Pays Bas. 4-4-2 contre le Qatar dans un match où il fallait marquer beaucoup de buts. Et enfin 4-2-3-1 contre l’Équateur avec Gana Guèye dans un rôle de relayeur/meneur. Il surprend donc notre côté bien sénégalais qui vise un idéal technique ou tactique à atteindre. Et cela peut dérouter voire frustrer ceux qui constatent que quelqu’un d’autre s’en sort bien en ayant renoncé à appliquer nos « croyances » sur le jeu. C’est un « apostat » culturel. Nous devrions plutôt nous inspirer de lui.
Je crois qu’il y a aussi, même si cela ressemble à une grosse conjecture de ma part, une sorte de défiance profonde envers ce qui vient de nous. J’ai vu des gens parler d’Hervé Renard dont l’équipe, bien qu’ayant réussi l’exploit de battre l’Argentine avec panache, a subi tout le match et finit éliminée de ce mondial après des défaites contre le Mexique et la Pologne. Notre équipe n’a jamais été dominée jusqu’ici, a fait jeu égal contre les Pays Bas et a battu le Qatar tout comme une très bonne équipe d’Équateur. Nous sommes trop durs envers nous-mêmes, envers les nôtres. Le rejet, car cela en prend parfois la forme, que suscite Cissé, dépasse à mon avis le cadre du jeu. Elles sont liées à notre psychée. Nous avons un dédain pour le « Made in Senegal ». N’importe quel autre coach qui aurait qualifié le Sénégal deux fois de suite au Mondial et dans deux finales de CAN, dont une victorieuse, aurait sans doute récolté plus de respect qu’Aliou Cissé.
Vous êtes un supporter de Manchester United. Justement les Lions affrontent l’Angleterre, demi-finalistes du dernier mondial et finaliste de l’Euro. Êtes vous optimiste ?
Comment ne pas être optimiste après la qualification héroïque et pleine d’émotions que nous ont offerte les Lions ? « Sky is the limit » comme diraient nos amis british ! L’Angleterre est favorite sur le papier avec ses joueurs de classe mondiale mais historiquement, le Sénégal, qui en a aussi quelques-uns (Mendy, Koulibaly, Diallo) a souvent bien joué contre les grandes équipes. Nous les regarderons dans les yeux. Nous n’avons pas volé notre place en huitièmes de finale. Tout est possible dans un match à élimination directe. J’aime Cantona, Giggs ou Rooney mais rien ne remplace l’équipe nationale.
“Le coût humain de cette délocalisation du football est bien trop élevé. Donc oui, je suis gêné par les morts surtout, car le football est et doit demeurer une célébration de la vie”
Plus généralement, vous êtes un passionné de foot, mais la cause des droits de l’homme et l’écologie vous tiennent à cœur. Faites-vous partie de ceux qui sont gênés par l’organisation de la compétition au Qatar dans un pays épinglé pour le sort réservé aux migrants, sans parler des stades climatisés ?
J’avoue que les chiffres de médias sérieux comme Mediapart concernant les morts sur les chantiers qataris donnent froid dans le dos. Plus globalement, l’attribution de cette coupe du monde au Qatar a été entachée en partie et selon des éléments diffusés dans un récent documentaire sur la FIFA, par des procédés de corruption.
D’un autre côté, après la Corée et le Japon en 2002 et l’Afrique du Sud en 2010, c’est rafraichissant, cela permet d’exporter le sport roi dans une autre ère culturelle du monde, ici le monde arabo-musulman. Mais le coût humain de cette délocalisation du football est bien trop élevé. Donc oui, je suis gêné par les morts surtout, car le football est et doit demeurer une célébration de la vie.
D’un point de vue écologique, le bilan CO2 de ce Mondial demeure un épiphénomène dans les émissions historiques mondiales de CO2 ou comparé au redémarrage des centrales à charbon en Europe suite à la guerre menée par la Russie en Ukraine. Beaucoup de médias occidentaux ont soulevé ce sujet mais ce focus climatique sur ce moment qui ne se reproduira pas de sitôt, traite de manière sensationnaliste un sujet de fond qui nécessite d’abord que les pays responsables de l’écrasante majorité des émissions historiques et actuelles de CO2 (USA, Union Européenne, Chine, Russie) changent de paradigme industriel et économique.
Outre le Sénégal, avez-vous une autre équipe de cœur, ou des joueurs que vous aimeriez voir aller loin ?Et au jeu des pronostics, qui va remporter le trophée ?
Je ne supporte que le Sénégal dans ce mondial. J’avoue avoir un faible pour Lionel Messi qui procure tellement de plaisir aux amateurs de football du monde entier, y compris les supporters des équipes adverses. Les favoris sont pour moi la France, le Brésil, l’Argentine. Le vainqueur pourrait être l’une de ces trois équipes.