Entretien Papa Moctar Sélane : « Haère, une destination de rêve méconnu et qui manque de tout »
»Il fait partie des meilleurs », diront ses camarades et collègues de la corporation. Papa Moctar Sélane, pour ne pas le nommer, n’est plus à présenter dans le paysage médiatique où il ne cesse d’exceller grâce à sa passion le genre noble comme le reportage. Le journaliste et non moins directeur de l’information de la 7tv, est à l’aise en presse écrite et audiovisuelle. Il a par ailleurs, avec le documentaire « Djoudj, le paradis des animaux », remporté le prix du meilleur film sur la protection de la nature » en 2012 et un autre meilleur prix en télévision en 2019. Sensible à la situation des populations de Haère, un village des îles Bliss situées entre le fleuve Casamance et l’océan atlantique, le journaliste, porte un plaidoyer fort pour ces populations insulaires par le biais de son film « Haère, la source de Bliss », projeté en avant-première ce 20 février au Cesti. Dans un entretien accordé à Seneweb, M. Sélane vante la richesse culturelle de cette localité malheureusement oubliée des gouvernants. Il interpelle ainsi les autorités publiques pour un programme de développement et de désenclavement de ces îles inconnues du Sénégal, à l’image de Haère.
Qui est Pape Moctar Sélane ?
Je tiens à remercier votre organe Seneweb et tous vos followers. Je tiens à vous féliciter pour le travail que vous êtes en train d’abattre. Ceci étant, je m’appelle Papa Moctar Sélane. Je suis journaliste de formation et diplômé du Centre d’études des sciences et techniques de l’information (Cesti) de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), précisément de la 33ème promotion.
Depuis 2002, je suis dans l’environnement des médias et de l’information. J’ai eu à pratiquer dans tous les segments de la presse (télévision, radio et presse écrite). Aujourd’hui, je travaille à la 7 TV.
Qu’est-ce qui vous a emmené dans le monde des vidéastes réalisateurs ?
En fait, l’atout premier, c’est d’avoir été bien formé en tant que journaliste avec comme option, la télévision. C’est l’occasion pour moi de remercier tous mes formateurs. Le reportage a toujours été une passion pour moi. C’est le genre journalistique que je préfère le plus. Descendre sur le terrain, être au contact des populations, partager leur quotidien et vivre des moments uniques. Pratiquement, il n’y a que le reportage qui peut vous procurer cette sensation. Cette passion pour le terrain m’a conduit dans toutes les régions du Sénégal et dans beaucoup de localités, de Gorée à Sabodala, de Thilogne à Carrefour Diendé en passant par Foundiougne, Parassel, Kobilo, Haère et Coumbacara, etc. Ce que je ne regrette pas du tout. Cela m’a permis de connaître un peu mon pays, de renforcer mon carnet d’adresses et d’acquérir une certaine expérience dans la collecte et le traitement de l’information.
Vous savez plus que moi que le voyage vous forme et vous donne certaines idées qui vous permettent d’évoluer dans la vie professionnelle et dans la vie tout court.
La beauté de l’intérieur du pays est fascinante. Et pour la transmettre, un reportage Jt peut le faire, mais quand on veut montrer d’autres facettes, vous êtes obligés de faire appel à d’autres formats et d’autres genres comme le grand reportage qui n’est pas tellement loin du documentaire. A force d’en faire, avec notre formation de base, une certaine prédisposition, la passion pour l’image et surtout d’avoir travaillé avec de grands journalistes et producteurs comme Malick Sy et Cheikh Tidiane Ndiaye (je les salue de passage), naturellement, vous vous retrouvez facilement dans ce monde où l’apprentissage c’est au quotidien. J’apprends toujours des autres dans le but de produire des contenus de qualité.
Ce documentaire »Haère, A la source des Bliss » est-il votre première réalisation ?
« Haère, A la source des Bliss » est mon quatrième film documentaire. Il est sorti cette année et l’avant-première a été faite le 20 février dernier au Cesti. J’en profite pour remercier vivement la direction du Cesti, notamment le directeur Mamadou Ndiaye, et tout le personnel administratif et technique pour avoir fait de cette avant-première une réussite totale.
Quelles sont vos autres productions ?
Le premier film documentaire que j’ai réalisé, c’est « Le Joola, L’ancre du souvenir ». Il a été réalisé en septembre 2011 et sorti le jour de l’an IX de l’anniversaire du naufrage du bateau « Le Joola ». Après, j’ai fait un autre sur le parc national des oiseaux de Djoudj de Saint-Louis, intitulé « Djoudj, Le paradis des oiseaux migrateurs ». D’ailleurs, cette production, réalisée entre 2011 et 2012, a remporté le Prix du « Meilleur film sur la protection de la nature » lors de la première édition du « Future Festival Film » en novembre 2015. Ensuite, j’ai fait un autre film documentaire en 2013 intitulé « James Campbell Badiane, Cœur Caro ». C’est un film consacré à l’acteur sénégalais, James Campbell Badiane, décédé en 2010. Parallèlement à ça, j’ai fait plusieurs productions télévisuelles dont « Le zircon de Niafrang, une exploitation à hauts risques ? ». Une production de 13 minutes qui avait d’ailleurs remporté le premier prix en télévision en 2019 lors du concours national en journalisme d’investigation organisé par le Réseau des journalistes pour la bonne gouvernance (Rejob), Oxfam et le Cesti.
Qu’est-ce qui vous lie avec le village de Haère?
Mon premier contact avec le village de Haère, c’était en 2017. Un contact possible grâce à un ami, feu Paulin Diatta. Il est parti à la fleur de l’âge et d’une manière tragique, une mort par noyade au lac Trois-Saumons à Saint-Aubert dans le Québec au Canada. C’était le 28 août dernier. Nous prions pour le repos de son âme. C’est lui qui m’a fait découvrir son beau village Haère. Un village insulaire situé entre l’océan Atlantique, le fleuve Casamance et le marigot de Diouloulou faisant partie d’un ensemble d’îles, d’îlots et de presqu’îles appelé les Bliss. Les Bliss sont composés de cinq principales îles : Haère, Niomoune, Hitou, Bakassouck et Diogué.
Et lorsque je suis allé à Haère, pour la première fois, c’était à l’occasion d’une cérémonie initiatique dédiée aux jeunes en âge de se marier appelée « Busëkh ». Une cérémonie qui n’a pas été organisée dans le village depuis 1994. Donc, c’était un événement pour les jeunes qui devaient le faire, une fête pour tout Haère, mais également pour les îles de Diogué, Hitou et un quartier de l’île de Niomoune nommé Ouback où ce même rite était organisé au même moment. Je n’avais jamais entendu parler d’un tel rite initiatique. Et c’était l’occasion de découvrir cette cérémonie et de l’immortaliser à travers un film documentaire, tout en évoquant d’autres pratiques traditionnelles et les difficultés que rencontrent les Haèrois en particulier et les insulaires des Bliss en général. C’était pour moi aussi la meilleure façon de rendre hommage à mon ami Paulin Diatta. Paix à son âme.
Qu’attendez-vous de ce film documentaire ?
Les attentes sont nombreuses, je vais en citer quelques-unes. La première, c’est que l’île de Haère soit connue. L’objectif, c’est de faire connaître Haère au reste du Sénégal. Parce qu’il y a même des Casamançais qui ignorent l’existence des îles Bliss dont Haère en fait partie. A Dakar, on nous parle de l’île de Gorée et de celle de Ngor, en Casamance, l’île de Carabane est très célèbre, mais à côté, il y a de magnifiques îles comme Haère, Niomoune, Hitou et Bakassouck dont on ne parle pas beaucoup.
L’autre attente, c’est que le film documentaire « Haère, A la source des Bliss » trouve un écho favorable et actif auprès de ceux qui doivent agir pour l’équité sociale et territoriale dans tout le Sénégal. Parce que les Bliss, à l’image des îles du Saloum et des îles Karones, restent très enclavées. Il n’y a pas un système de transport fluviomaritime, pas d’infrastructures de base et de projet de développement pour les habitants. Les insulaires ne se fient qu’à la nature pour vivre. Il est temps que l’Etat du Sénégal réfléchisse sur un programme spécial de développement des îles. Primo, cela faciliterait la mobilité des populations insulaires. Secundo, cela pourrait accélérer le développement d’activités génératrices de revenus parce que ces habitants des îles Bliss sont naturellement riziculteurs, pêcheurs et viticulteurs. Ils ont du riz, des ressources halieutiques et du vin de palme, mais c’est juste une production qui se limite pratiquement à la consommation au niveau local. Rares sont ceux qui ont les possibilités de transporter une partie de leur production du fait de l’enclavement de la zone et des moyens de transport inaccessibles. Tertio, cela pourrait densifier la carte touristique du pays. Vous savez, les îles Bliss, du fait qu’elles continuent de conserver ses traditions, dialoguent en permanence avec la nature et vivent dans un écosystème fabuleux, doivent être une destination de rêve. A travers le film, nous montrons une partie de la richesse culturelle, touristique et environnementale de Haère. Ce qui pourrait être une nouvelle offre dans la carte touristique du Sénégal, mais au préalable, comme je l’ai dit, il faudrait un certain nombre de mesures et de réalisations pour faciliter le déplacement des habitants, d’éventuels touristes, de chercheurs, d’investisseurs, d’opérateurs économiques et autres.
Peut-on s’attendre à vous voir réaliser des séries télévisées ?
C’est un secteur très dynamique du cinéma et de l’audiovisuel sénégalais. Ce qui est une très bonne chose. C’est une initiative à encourager, à encadrer et à soutenir pour le bien des milliers de jeunes Sénégalais qui s’activent dans les métiers du cinéma et de la télévision.
En ce qui me concerne, pour le moment, cela ne fait pas partie de mes projets, mais on ne sait jamais. Tout est possible.
Quels sont vos projets ?
Dans l’immédiat, c’est de faire la promotion du film documentaire « Haère, A la source des Bliss ». Une tournée en Casamance est prévue, notamment dans la région de Ziguinchor, et également au niveau des îles Bliss dans les prochaines semaines.
L’autre projet, c’est de boucler d’ici décembre un autre film sur une personnalité politique très importante dans l’histoire du Sénégal postindépendance.
Il y a d’autres projets, mais on attend d’y voir un peu plus clair pour pouvoir les aborder avec beaucoup plus de précision.
Est-ce qu’il faudrait que les pouvoirs publics accordent plus de priorités aux îles ?
Le mot de la fin, c’est d’inviter encore l’Etat à penser aux îles du Sénégal. Ce sont des zones où les populations ne réclament pas souvent, elles ne sont jamais dans des revendications. Mais elles manquent de tout et du fait l’enclavement lié à leur environnement et leur habitat, elles méritent tout. Cette notion de « continuité territoriale » ne doit pas être un vain mot. Elle doit être traduite en acte pour soulager ces populations qui sont des Sénégalais à part entière. Le Pudc, le Puma, Promovilles… sont des programmes à saluer, mais un programme spécial pour le développement des îles est une urgence.
Donc, à l’Etat du Sénégal de mobiliser les moyens nécessaires pour le désenclavement des îles Bliss et Karones. Ce qui est très faisable. Le ponton de Carabane doit être un pilier de ce programme de désenclavement. On ne peut pas dépenser près de 10 milliards Fcfa sur un ponton qui ne sert qu’à accueillir l’escale du navire « Aline Sitoë Diatta ». Au-delà de cette escale très vitale, ce ponton doit être valorisé avec la mise en place d’une compagnie de transport fluvio-maritime des personnes et marchandises à travers des rotations régulières entre Elinkine, Carabane et les îles Bliss et vice-versa. Et de l’autre côté, une gare maritime à Kafountine jouerait le même rôle vers les îles Karones. Il suffit seulement d’une volonté politique pour réaliser un tel projet parce que les populations insulaires souffrent terriblement de cet enclavement. En attendant la réalisation de ce projet, l’Etat doit penser à doter ces ensembles d’îles, et dans les plus brefs délais, de pirogues modernes pour assurer la mobilité des insulaires comme il l’a fait récemment pour certaines îles du Saloum et localités du nord du pays. Ce ne sera que justice rendue.