« Les journalistes africains sont-ils encore aujourd’hui en harmonie avec leur public en ce qui concerne l’accomplissement de leur mandat de chien de garde de la démocratie ? » Cette question de Gérard Guèdègbé, Expert en Stratégies Média et Communication au Bénin se pose sans doute tous les jours au Sénégal. Mais samedi dernier, 18 juin 2022, elle a été le sujet principal sur les réseaux sociaux au lendemain de la manifestation interdite de la coalition d’opposition Yewwi Askan Wi, menée par Ousmane Sonko.
Les titres de la presse ont été largement commentés par les acteurs politiques, la société civile, les journalistes… Ils ont été nombreux à exprimer leur surprise, leur déception de constater que les journaux ont mis l’accent sur ‘’l’échec’’ de la marche, alors que les manifestations se sont soldées par 3 morts. ‘’Yewwi confinée par la police’’ (Sud Quotidien), ‘’L’Etat droit dans ses bottes’’ (EnQuête), ‘’Comment l’Etat a neutralisé la manif’ de Yewwi’’ (Walf Quotidien), ‘’Yaw dégaz’’ (Le Quotidien) sont quelques exemples largement représentatifs des Unes des journaux.
La question principale ici est de savoir si une presse imbue de valeurs démocratiques peut mettre en avant les performances de forces de sécurité qui ont fait 3 victimes pour une marche qui aurait pu se tenir sans dégât. Ousmane Sonko a été le premier à appeler les médias sénégalais à refuser de jouer le rôle de la radio des Mille collines tristement célèbre dans le génocide au Rwanda.
D’autres personnalités vont ensuite lui emboîter le pas. « Il n’y a qu’au Sénégal qu’on tue des jeunes lors d’une manifestation et l’on dit que la situation est maîtrisée par les FDS », constate avec regret Birahim Seck, coordonnateur du Forum civil. Les passions se sont déchainées par la suite, chacun y allant de son commentaire. La presse est accusée, y compris par des journalistes, de s’être vendue à Macky Sall. Il est vrai que depuis son avènement au pouvoir, il y a un sentiment largement partagé que les tenants du régime ‘’(Ils) ont acheté la presse’’ (Benjamin Dormann). Un sentiment nourri par l’adhésion massive de ténors du journalisme au parti présidentiel, une proximité entre le président Sall et certains patrons de presse (Youssou, Madiambal, El Hadji Ndiaye…), mais aussi un comportement suspect dans supports sénégalais dans certaines circonstances.
Mercier, Diderot, Trump et les gilets jaunes
En réalité, les médias traversent une période de crise assez profonde. Partout, ils font l’objet d’un regard méfiant, sinon accusateur. Certes, les critiques ne datent pas d’aujourd’hui. A ses origines, la presse a essuyé les foudres des intellectuels qui avaient alors le monopole du pouvoir de l’écrit. Ces derniers voyaient mal que des publications d’une durée de vie d’une semaine ou d’un mois, produites en quelques jours, soient considérées comme une œuvre intellectuelle.
A leurs yeux, il s’agissait d’un ‘’mauvais discours’’ qu’il ne fallait pas laisser prospérer. Ils se sont donc employés à dire tout le mal qu’ils pensaient de la presse. Quand Mercier qualifiait les journalistes d’une espèce de ‘’babillards qui entassent, par jour, par mois, par semaine, des mots vides de sens », Diderot, lui, voit dans les journaux « la pâture des ignorants, la ressource de ceux qui veulent parler et juger sans lire… »
Aujourd’hui, cette légitimité du journaliste (jadis conquise) est encore mise en cause, mais sous un autre angle. Certes, une partie des critiques restent de mise (la capacité intellectuelle), surtout depuis que la presse sénégalaise s’est ouverte à tous les ratés et les aventuriers de la société. Mais c’est surtout son rôle de médiateur qui est de plus en plus réfuté. C’est le journaliste en personne qui est soupçonné d’être non pas un agent d’information, mais de manipulation. On l’accuse de ‘’servir ceux qu’il est censé surveiller et de surveiller ceux qu’il est censé servir’’.
Le repli identitaire et la priorité au direct
Par conséquent, les journalistes ne sont plus dignes de jouer le rôle de filtre entre les émetteurs et les récepteurs, autrement dit entre les sources (très souvent intéressées) et le public. « Ces médias ne font que désinformer, intoxiquer le peuple ! Heureusement, avec les connexions d’intérêt (internet), on diffuse en live les vraies infos ! », écrit un internaute sénégalais sur Tweeter.
Voilà donc le nouveau postula : l’information telle quelle, pure, authentique, sans intermédiaire, puisque les médiateurs, hier légitimes, sont aujourd’hui ‘’corrompus’’ par les puissances, l’argent en particulier. Une conception des médias assez répandue dans le monde. Aux Etats Unis de Donald Trump, la presse est accusée de véhiculer des fake news. L’ancien président qui se veut un antisystème s’appuyait d’ailleurs beaucoup sur les réseaux sociaux, notamment twitter. En cela, il semble inspirer Ousmane Sonko qui s’est doté de plusieurs plateformes numériques (Jotna Tv en est un exemple) pour s’adresser à ses partisans.
En France également, les gilets jaunes ont adopté la même attitude. Pas question de faire confiance aux médias traditionnels, priorité aux directs sur les RSN. L’information est relayée par les adeptes du mouvement, comme du temps du téléphone arabe. L’hostilité envers les médias est telle que certaines télévisions sont attaquées par les manifestants. Les reporters de BFM Tv par exemple sont obligés de cacher le nom de la chaîne inscrit sur le micro. Certains sont même escortés par des gardes du corps pour faire leur travail.
Une situation similaire au Sénégal, si l’on sait que le reporter de la Tfm a été brutalisé par les militants de l’opposition lors de la dernière manifestation, parce qu’il travaille pour une chaîne qui appartient au Group futur média (GFM) que les partisans de Sonko considèrent comme inféodé au pouvoir de Macky Sall.
Comme le souligne François Jost (Médias : sortir de la haine ?), ces adeptes des réseaux sociaux pensent que l’image est réelle, elle est transparente, elle n’est susceptible d’aucune manipulation. Ce qui est évidemment faux. « Cadrer, c’est toujours éliminer de son champ toute une partie du monde », rappelle Jost, à juste titre.
Les nouveaux concurrents de la presse
Il s’y ajoute que l’information brute à elle seule ne saurait être intelligible. Les interconnexions entre les faits, la complexité de certaines situations sont telles qu’il faut une explication, une mise en perspective pour aider le public à mieux comprendre. Un citoyen averti n’est pas un citoyen placé devant une montagne d’informations sans fil conducteur, mais bien un citoyen qui parvient à faire le lien entre les faits pour en tirer un sens.
Il est vrai que ce travail de fond existe de moins en moins dans les médias au Sénégal comme ailleurs. Le compte rendu est devenu le quotidien de la quasi-totalité des journalistes ; l’explication des faits, un exercice très rare. Ce qui réduit le rôle du journaliste à celui de n’importe quel citoyen pouvant rapporter des faits dès lors qu’il a de la connexion.
En outre, le fait qu’une bonne partie des journalistes au Sénégal prennent beaucoup d’informations sur les réseaux sociaux fait d’eux des concurrents directs des adeptes de RS, partisans des différents groupes de pressions qui ont fini d’investir ces plateformes. Sous cet angle, les médias ne sont plus la source de l’information, puisque supplantés par les réseaux sociaux. Leurs ‘’concurrents’’ se croient donc aussi légitimes, parfois plus. Pourtant, dans ce contexte où chaque groupe essaie de parler à ses membres via ses propres canaux, la presse reste la seule alternative pour instituer le dialogue entre les communautés. Mais faudrait-il qu’elle soit au service de l’intérêt commun.
Il urge donc pour la presse de mener la bataille de la ‘’relégitimation’’ et de ne pas sous-estimer le rejet dont elle fait l’objet. Evidemment, le journalisme ne mourra pas. La presse n’a pas tué le livre, la radio n’a pas tué le journal, la télé n’a pas tué la radio et l’internet et les réseaux sociaux ne tueront pas la presse, mais cette dernière peut y laisser des plumes.
Au-delà de Macky et Sonko, Khalifa, Idy et…
D’ailleurs, ce rejet ne se limite pas uniquement au peuple. Depuis samedi, en guise de réplique, certains font remarquer à Ousmane Sonko qu’il ne répond presque jamais aux questions des journalistes, son jeu favori étant les déclarations. Quelques semaines avant, c’était Macky Sall avec l’éternelle question des interviews accordées exclusivement à la presse étrangère. Les passions sont cristallisées par ces deux figures de la vie politique sénégalaise, mais la réalité va au-delà.
Macky et Sonko ne sont que la partie visible de l’Iceberg. Pour s’en convaincre, il suffit de voir à quand remonte la dernière interview que Khalifa Sall ou Idrissa Seck a concédée à la presse nationale. Quid de Moustapha Niass, Aminata Mbengue Ndiaye ou Malick Gackou ? Les leaders des partis d’envergure sont invisibles sur les plateaux de télévisions, pendant que les acteurs des autres secteurs reprochent à la presse de ne s’intéresser qu’à la politique. Même dans la mouvance présidentielle, ceux qui se croient encore présidentiables comme Amadou Ba (On peut y ajouter Dionne, Matar Cissé…) n’accordent presque jamais d’interview. Mais ils font régulièrement appel à la presse pour des déclarations et des points ou conférences de presse.
Cette bataille de la légitimité évoquée plus haut permettrait à la presse, en plus de regagner la confiance du citoyen, de conquérir également le respect et la considération des hommes politiques. Elle ne s’en porterait que mieux, au bénéfice de la démocratie, et du peuple en définitive !